Chapitre 10 : L’Ombre de Gladeen

La Cité-Conseil de Gladeen s’élevait au bord du gouffre d’Obrelis, telle une couronne de lumière au-dessus d’un abîme sans fond. Ses tours miroitantes, faites de pierre blanche et de métal chantant, scintillaient dans la clarté de l’aube, mais sous leur éclat se tordait un malaise palpable. Le vent, d’ordinaire porteur de chants de cour ou de discours politiques, semblait aujourd’hui chargé d’un silence pesant.

Selénéa et Fyrael passèrent les arches de granit noir qui marquaient l’entrée du Haut-Cercle, escortés par deux Gardes-Voiles, des sentinelles aux armures fluides, mi-réelles, mi-projections d’ancienne magie. Aucun mot ne fut échangé. Les pas résonnaient sur les pavés nacrés comme les battements d’un cœur prêt à éclater.

— « Je déteste cet endroit, » grogna Fyrael à mi-voix. « Trop propre. Trop calme. Comme une tombe dorée. »

— « Et pourtant, c’est ici que bat le cœur de Velorn, » répondit Selénéa. « Ou du moins… ce qu’il en reste. »

Ils furent introduits dans la grande Salle du Concile, un amphithéâtre circulaire orné de fresques vivantes représentant les hauts faits des Huit Royaumes : des batailles gagnées, des traités signés, des créatures scellées dans des pactes anciens. En son centre trônait le Conseil des Voix, un cercle de douze sièges gravés d’anciens serments, tous occupés… sauf un.

— « Selénéa d’Ashenborg. Fyrael de Cindrel. » La voix qui les accueillit était douce, mais portait une autorité pesante. Il s’agissait de la Matriarche Nerith, Voix de Gladeen. Ses yeux, couleur de lune éteinte, étaient posés sur eux comme sur deux anomalies.

— « Vous avez franchi des frontières interdites, troublé des puissances dormantes… Pourquoi devrions-nous écouter vos mises en garde, quand tant d’autres n’y voient que des hallucinations de brume ? »

Selénéa s’inclina avec respect, mais sa voix ne trembla pas.

— « Parce que la Brume nous a parlé. Et qu’elle vous accuse. »

Un murmure s’éleva parmi les conseillers. Certains se raidirent. D’autres échangèrent des regards fuyants.

— « Zëfar est revenu, » ajouta-t-elle. « Et il n’est pas seul. Il rassemble des fragments, des échos du Secret… et vous le savez. Vous l’avez toujours su. »

Un silence glacial tomba sur la salle. Puis une voix, grave et rauque, s’éleva du siège vide — et le vide se mit à parler.

Un brouillard sombre prit forme dans le treizième siège. Des yeux rouges s’ouvrirent dans le néant, et une silhouette émergea, capuchonnée, fendue d’un sourire carnassier.

— « Enfin… tu me reconnais, petite prêtresse. »

Fyrael bondit, lame dégainée, mais une barrière invisible l’arrêta net. Selénéa, elle, recula d’un pas. Le nom se forma dans son esprit sans qu’elle le prononce.

Zëfar.

— « Le Conseil savait. Il m’a banni, mais jamais détruit. Ils ont prétendu m’oublier, pendant qu’ils alimentaient le Secret comme on nourrit un feu dans une cave. »

— « Tu as trahi Velorn ! » cria un conseiller. « Tu as tenté d’ouvrir la Brèche Noire ! »

— « Non. J’ai tenté de la comprendre. Et maintenant, c’est elle qui me guide. Vous avez peur parce que vous avez bâti ce monde sur un mensonge… et ce mensonge a réveillé l’Ombre. »

Des éclats de lumière surgirent des murs. Les fresques se fissurèrent, et des fragments du passé s’échappèrent dans un chaos d’images et de voix. Des serments rompus. Des pactes trahis. Des visages oubliés.

Selénéa se tourna vers Fyrael.

— « Il est trop tard pour demander justice. Il nous faut choisir notre camp. »

Le renard la regarda, son regard chargé d’une résolution nouvelle.

— « Alors on ne se bat plus pour les royaumes… mais pour ceux qui vivent encore dans leur ombre. »

Et dans un rugissement silencieux, la Salle du Concile s’effondra dans la lumière.